CHAPITRE XI
Des hommes dans sa vie
1
Miss Marple traversa l’Esplanade et s’engagea dans Fore Street. On y trouvait principalement de très vieilles boutiques : un magasin de laines à tricoter et d’ouvrages de dame, un confiseur, un tailleur dont la devanture était restée résolument victorienne, d’autres encore du même genre.
La vieille demoiselle jeta un coup d’œil à la vitrine du marchand de laines. Deux jeunes vendeuses étaient occupées avec des clientes, mais une autre – d’un certain âge – était tranquillement assise au fond de la boutique. Miss Marple poussa la porte et entra.
— Qu’y a-t-il pour votre service, madame ? lui demanda la vendeuse aux cheveux grisonnants.
Miss Marple expliqua qu’elle désirait de la laine bleu pâle pour tricoter un vêtement de bébé. Sans la moindre hâte, elle discuta ensuite de modèles et parcourut des revues présentant des vêtements d’enfants. La vendeuse ne montrait pas le moindre signe d’impatience. Elle était depuis longtemps habituée à recevoir des clientes comme celle-là. D’ailleurs, elle aimait beaucoup mieux ces vieilles dames douces et bavardes que les jeunes mamans énervées et parfois impolies qui ne savaient jamais ce qu’elles voulaient et ne regardaient que les articles bon marché et tape-à-l’œil.
— Oui, continua Miss Marple, je crois que ce sera très beau, et je sais qu’on est généralement satisfait de cette marque de laine, qui ne rétrécit pas au lavage.
Tout en faisant le paquet, la vendeuse fit remarquer que le vent était, ce jour-là, particulièrement froid.
— Oui, je l’ai senti en longeant l’Esplanade, dit la vieille demoiselle. Je trouve aussi que Dillmouth a beaucoup changé. Je n’y étais pas venue depuis… voyons… quelque chose comme dix-neuf ans.
— Il n’est donc pas surprenant que vous y voyiez des tas de changements. Le Superb n’était pas encore construit, à cette époque, et le Southview Hotel non plus, je suppose ?
— Oh non ! Dillmouth n’était alors qu’une toute petite station. Je résidais chez des amis… à la villa Sainte-Catherine, sur la route de Leahampton. Vous connaissez peut-être ?
Mais la vendeuse n’habitait Dillmouth que depuis une dizaine d’années.
Miss Marple la remercia de son, amabilité, prit le paquet et quitta le magasin pour entrer, tout à côté, chez le marchand de nouveautés. Là aussi, elle se dirigea vers une employée d’un certain âge, et la conversation s’engagea sur les mêmes sujets, tandis que la vieille demoiselle examinait des cardigans d’été. Cette fois, l’employée répondit sans hésitation.
— Ce devait être chez Mrs. Findeyson.
— Heu… oui, il me semble que c’est ça. Mais les amis dont je parle avaient loué la maison en meublé. C’étaient un certain major Halliday et sa femme. Ils avaient une fillette, qui devait avoir… trois ans, à l’époque.
— Je me rappelle. Ils ont dû rester environ un an.
— Oui. Le major rentrait des Indes. Ils avaient une excellente cuisinière, qui m’avait donné une recette de pudding aux pommes absolument extraordinaire. Et aussi, me semble-t-il, une recette de pain d’épice. Je ne me rappelle pas son nom, et je me demande ce qu’elle est devenue.
— Je suppose que vous parlez d’Edith Pagett, madame. Elle est toujours à Dillmouth : elle sert maintenant à Windrush Lodge.
— J’avais aussi rencontré d’autres personnes : les Fane, par exemple. Je crois que Mr. Fane était avoué, ou quelque chose comme ça.
— C’est vrai. Mais il est mort il y a plusieurs années. Son fils, Mr. Walter Fane habite encore avec sa mère, car il ne s’est jamais marié. Et c’est lui, à présent, qui dirige l’étude.
— Vraiment ? J’avais dans l’idée qu’il était parti pour l’Inde.
— Vous ne vous trompez pas. Mais il était alors tout jeune, et il est revenu au bout d’un an ou deux. Son étude est actuellement la plus cotée de la région et celle qui traite la plupart des grosses affaires. Mr. Fane est d’ailleurs un homme charmant, et tout le monde l’aime beaucoup.
— Il avait été fiancé à Miss Kennedy, n’est-ce pas ? Et ensuite la jeune fille a rompu pour épouser le major Halliday.
— Oui, elle était partie pour l’Inde dans l’intention d’épouser Mr. Fane ; mais elle a changé d’avis et a finalement choisi le major.
Le ton de l’employée contenant un rien de désapprobation.
Miss Marple se pencha un peu en avant et baissa la voix.
— J’ai beaucoup plaint ce pauvre major Halliday et sa petite fille. J’ai cru comprendre que sa seconde femme l’a quitté pour s’enfuir avec un autre. Elle devait être de tempérament un peu volage.
— Complètement écervelée, voilà ce qu’elle était. Son frère, le médecin, était pourtant un homme charmant. Et tellement compétent !
— Avec qui est-elle partie ? Je ne l’ai jamais su.
— Ça, je ne saurais le dire. Certains prétendent que c’est avec un des invités qui avaient été reçus à la villa pendant l’été. Ce que je sais, par contre, c’est que le major a éprouvé un choc terrible. Il a quitté Dillmouth, et j’ai entendu dire que sa santé s’était complètement délabrée… Votre monnaie, madame.
Miss Marple ramassa la monnaie et prit son paquet.
— Merci beaucoup, dit-elle. Je me demande si… Edith Pagett – c’est bien ainsi que vous l’avez appelée ? – a toujours cette recette de pain d’épice. Parce que je l’ai perdue – ou plutôt, c’est ma petite bonne qui l’a égarée –, et j’aime tellement le pain d’épice.
— Je souhaite qu’elle l’ait encore, madame. À propos, sa sœur habite justement la maison voisine ; elle est mariée à Mr. Mountford, le confiseur, et Edith vient la voir toutes les fois qu’elle a un jour de liberté. Je suis certaine que Mrs. Mountford lui transmettrait votre message.
— C’est une très bonne idée, et je vous remercie infiniment pour tout le mal que vous vous êtes donné.
— Tout le plaisir a été pour moi, madame.
Miss Marple sortit dans la rue.
— Une bonne vieille maison, murmura-t-elle. Et ces cardigans sont vraiment très jolis. Je n’ai donc pas gaspillé mon argent.
Elle jeta un coup d’œil à sa montre.
— Encore cinq minutes avant d’aller retrouver ces deux charmants enfants au Ginger Cat. J’espère qu’ils n’auront rien appris de trop inquiétant, dans cette maison de santé du Norfolk.
2
Giles et Gwenda étaient assis à une table d’angle dans la salle du Ginger Cat, le petit carnet noir posé devant eux, lorsque Miss Marple vint les rejoindre.
— Que désirez-vous prendre ? demanda gentiment Gwenda. Du café ?
— Volontiers, je vous remercie. Mais pas de gâteaux ; un simple scone beurré.
Giles passa la commande à la serveuse, tandis que Gwenda poussait le carnet vers la vieille demoiselle.
— Il vous faut d’abord lire ceci, dit-elle. Ensuite, nous pourrons parler. C’est mon père qui a écrit ces notes pendant son séjour à la maison de santé…
Et, se tournant vers son mari :
— Oh ! Giles, voudrais-tu auparavant répéter exactement à Miss Marple ce que nous a appris le Dr Penrose ?
Le jeune homme s’exécuta sans se faire prier. Quand il eut terminé, Miss Marple ouvrit le carnet, tandis que la serveuse posait sur la table trois tasses de café léger, puis une assiette contenant un scone beurré et des gâteaux. Giles et Gwenda gardaient maintenant le silence.
Au bout d’un moment, Miss Marple referma le carnet. Son expression était difficile à déchiffrer, mais Gwenda crut déceler dans ses yeux une flamme de colère. En tout cas, compte tenu de son âge, ils brillaient étrangement.
— Vous nous aviez conseillé de ne pas nous occuper de cette affaire, dit la jeune femme, vous vous rappelez ? Je comprends maintenant le sens de cette recommandation. Nous ne vous avons pas écoutée, et voilà où nous en sommes. Seulement, il semble à présent que nous soyons arrivés à un autre endroit où on pourrait s’arrêter si on le voulait. Croyez-vous que nous le devrions ?
Miss Marple hocha lentement la tête. Elle paraissait soucieuse et perplexe.
— Je ne sais pas, répondit-elle. Je ne sais vraiment pas. Il serait peut-être mieux de le faire ; parce que, après ce laps de temps, il n’y a rien que vous puissiez entreprendre – rien, en tout cas, qui soit de nature constructive.
— Vous voulez dire, je suppose, qu’après tout ce temps, nous ne pouvons rien découvrir ? demanda Gwenda.
— Oh non ! Ce n’est pas du tout ce que j’ai voulu dire. Dix-neuf ans, ce n’est pas tellement long, vous savez. Il y a encore des gens qui se souviendraient, qui répondraient à des questions. Beaucoup de gens. Par exemple, des domestiques. Il devait y en avoir au moins deux dans la maison, à ce moment-là, sans compter la nurse et probablement un jardinier. Il suffirait de prendre son temps et de se donner un peu de mal pour les amener à raconter ce qu’ils peuvent savoir. En fait, j’ai déjà découvert l’un d’eux : la cuisinière. Non, ce n’est pas cela que je voulais dire. Je songeais surtout au résultat pratique que vous pourriez en retirer ; et je serais assez portée à déclarer : aucun. Pourtant…
Elle s’interrompit un instant.
— Il y a un pourtant… Je suis un peu lente à me faire une opinion, mais j’ai le sentiment qu’il y a quelque chose – peut-être pas très tangible, je le reconnais – qui vaudrait la peine que l’on prenne certains risques. Mais je ne parviens pas à déterminer avec exactitude de quoi il s’agit.
— Il me semble…
Giles s’interrompit brusquement, et Miss Marple tourna les yeux vers lui.
— Les messieurs, dit-elle, paraissent capables de classer les faits plus clairement. Je suis certaine, Mr. Reed, que vous vous êtes déjà formé une opinion.
— J’ai évidemment réfléchi à la question, et je crois qu’on ne peut parvenir qu’à deux conclusions. La première est celle que j’ai déjà suggérée. Hélène Halliday n’était pas morte lorsque Gwennie l’a vue étendue dans le hall. Elle est revenue à elle et s’est enfuie avec son amant. Cette hypothèse cadre avec les faits tels que nous les connaissons. Elle s’accorde avec la conviction de Halliday – qui croyait avoir tué sa femme –, ainsi qu’avec le billet d’adieu et les vêtements manquants. Mais elle laisse certains points dans l’ombre. Par exemple, elle n’explique pas pourquoi Halliday était persuadé avoir étranglé Hélène dans la chambre à coucher. D’autre part, elle ne répond pas à ce qui me paraît être une question essentielle : Où se trouve actuellement Hélène Halliday ? Parce que je considère comme invraisemblable que personne n’ait jamais eu de ses nouvelles depuis cette époque lointaine. En admettant que les deux lettres reçues par Kennedy soient authentiques, qu’est-elle devenue ensuite ? Pourquoi n’a-t-elle jamais écrit à nouveau ? Elle était en termes affectueux avec son frère, lequel, de son côté, lui a toujours été très attaché. Il pouvait désapprouver la conduite de sa sœur, mais ce n’est pas une raison pour qu’il n’ait plus jamais entendu parler d’elle, pour qu’il n’ait plus jamais reçu de ses nouvelles. À mon avis, ce point a sérieusement tracassé le docteur. À l’époque, il a probablement accepté l’histoire telle qu’il nous l’a racontée : la fuite de sa sœur et l’effondrement de son beau-frère. Mais, à mesure que les années passaient sans lui apporter de nouvelles d’Hélène et tandis que persistait la conviction d’Halliday qu’il avait tué sa femme, le doute a dû commencer à se glisser dans son esprit. Et si l’histoire de Kelvin était vraie ? S’il avait étranglé sa femme, comme il le prétendait ? Telle est l’angoissante question qu’il a dû se poser. Pas de nouvelles de sa sœur. Sous aucune forme. Si elle était décédée quelque part à l’étranger, ne l’aurait-on pas prévenu ? Je crois que cela explique son impatience à la vue de notre annonce. Il espérait évidemment que nous pourrions lui apprendre ce qu’était devenue sa sœur depuis sa disparition et où elle se trouvait en ce moment. Quoi qu’il en soit, j’ai la conviction qu’il est anormal de disparaître aussi complètement que semble l’avoir fait Hélène Halliday. Ce seul point est en soi extrêmement suspect.
— Je suis d’accord avec vous, dit Miss Marple. Et… l’autre hypothèse, Mr. Reed ?
— Elle est assez fantastique, répondit Giles d’une voix lente. Un peu effrayante aussi, parce qu’elle implique une sorte de… malveillance, si je puis dire.
— Oui, intervint Gwenda, malveillance est le mot qui convient. Il y aurait même, je crois, quelque chose de… dément.
La jeune femme réprima un frisson.
— C’est très possible, reconnut Miss Marple. Il se passe autour de nous bien des choses étranges, beaucoup plus que les gens ne se l’imaginent. Je l’ai souvent constaté.
Le visage de la vieille demoiselle était à nouveau soucieux.
— Voyez-vous, reprit Giles, on ne peut trouver aucune explication normale. Je vais maintenant vous exposer ma seconde hypothèse – assez bizarre, je dois le reconnaître –, selon laquelle Kelvin Halliday n’a pas tué sa femme, mais croyait sincèrement l’avoir fait. C’est visiblement ce que pense le Dr Penrose, qui paraît être un brave type. Sa première impression a sans doute été, au début, qu’Halliday avait commis le crime et désirait, pour cette raison, se livrer à la police. Ensuite, il a dû se ranger à l’avis de Kennedy et admettre que Kelvin souffrait d’un complexe de fixation – si toutefois c’est là l’expression exacte dans le jargon des médecins. Mais cette solution ne lui plaisait tout de même pas entièrement. Il avait l’expérience de ce genre de malades. Or, Halliday paraissait différent. À mesure qu’il le connaissait mieux, il était de plus en plus persuadé que ce n’était pas le type d’homme capable d’étrangler une femme. Même sous l’emprise de la colère. Il acceptait donc la théorie de la fixation, mais avec méfiance et quelque hésitation. Cela signifie, à mon avis, qu’une seule théorie s’adapte à ce cas : Halliday a été contraint par quelqu’un d’autre à penser qu’il avait tué sa femme. En d’autres termes, nous sommes parvenus jusqu’à X. En examinant les faits avec soin, je dirai que cette hypothèse est au moins possible. Selon ses propres déclarations, en arrivant chez lui ce soir-là, Halliday est entré dans la salle à manger pour boire un verre, ainsi qu’il le faisait toujours ; puis il est passé dans le salon contigu, a vu le billet sur le bureau et a éprouvé un malaise…
Miss Marple esquissa un signe d’approbation.
— Sans doute pas un simple vertige, continua Giles, mais plus probablement un malaise beaucoup plus sérieux dû à l’effet d’une drogue versée dans sa bouteille de whisky. La suite est assez claire, n’est-ce pas ? X avait étranglé Hélène dans le hall, puis l’avait transportée au premier étage, étendue sur le lit et tout arrangé pour faire croire à un crime passionnel. Lorsque Kelvin retrouve sa lucidité, c’est là qu’il voit sa femme. Et le pauvre diable, qui a été tourmenté par la jalousie, est persuadé qu’il vient de commettre un crime dans un moment d’aberration. Que fait-il ensuite ? Il part à pied pour se rendre chez son beau-frère, qui habite à l’autre extrémité de la ville. Et cette absence permet à X de parfaire sa mise en scène. Il entasse quelques vêtements dans une valise et un sac de voyage qu’il emporte en même temps que le corps… Mais ce qu’il a pu faire du cadavre, j’avoue que ça me dépasse…
— Je suis surprise de vous entendre dire cela, Mr. Reed, intervint Miss Marple. À mon sens, ce problème ne présentait que peu de difficultés. Mais continuez, je vous prie.
— « Quels étaient les hommes dans sa vie ? » cita Giles. J’ai aperçu ce titre sur la première page d’un journal, alors que nous revenions de Londres, Gwenda et moi. Et je me suis mis à réfléchir parce que, dans le cas qui nous occupe, c’est le point crucial, n’est-il pas vrai ? S’il y a véritablement un certain X, comme nous le pensons, tout ce que nous pouvons supposer de lui, c’est qu’il devait être absolument fou de la jeune femme.
— C’est pourquoi il haïssait mon père et souhaitait le faire souffrir, dit Gwenda.
— Voilà donc où nous en sommes. Nous savons quel genre de fille était Hélène…
Giles s’interrompit, comme s’il répugnait à exprimer son opinion.
— Folle des hommes, compléta Gwenda.
Miss Marple leva vivement la tête mais ne dit rien.
— … et très belle. Mais nous ne possédons aucun indice concernant les autres hommes qu’il pouvait y avoir dans sa vie. En plus de son mari, il pouvait y en avoir… n’importe quel nombre.
Miss Marple hocha la tête.
— C’est peu probable. Je vous rappelle qu’elle était fort jeune. De plus, vous commettez une petite erreur, Mr. Reed, car nous savons quelque chose sur les hommes qu’elle a fréquentés. Il y a d’abord celui qu’elle devait épouser avant de rencontrer le major Halliday.
— Ah oui ! Le fils de l’avoué. Comment s’appelait-il donc ?
— Walter Fane.
— C’est juste. Mais vous ne pouvez pas le compter au nombre des suspects, car il se trouvait alors en Inde.
— En êtes-vous certain ? Rappelez-vous qu’il n’y est pas resté longtemps. Il en est revenu pour entrer dans l’étude de son père.
— Peut-être a-t-il suivi Hélène jusqu’ici ! s’écria Gwenda.
— C’est possible, mais nous n’en savons rien.
Giles considérait la vieille demoiselle avec une certaine curiosité.
— Comment avez-vous découvert tout ça ?
Miss Marple esquissa un sourire.
— J’ai un peu bavardé. Dans les magasins… en attendant le bus… Les vieilles dames passent pour être curieuses, et on peut, de cette manière, récolter pas mal de potins locaux.
— Walter Fane, murmura Giles d’un air pensif. Hélène l’avait repoussé, et il a pu en être terriblement ulcéré. S’est-il jamais marié ?
— Non, répondit Miss Marple. Il habite avec sa mère. Je suis invitée à prendre le thé chez eux à la fin de la semaine.
— Il y a aussi quelqu’un d’autre dont nous avons entendu parler, dit soudain Gwenda. Un homme, rappelez-vous, avec qui Hélène s’était plus ou moins compromise, à sa sortie du lycée. Un individu indésirable, pour reprendre l’expression du Dr Kennedy. Je me demande d’ailleurs pour quelle raison il était « indésirable ».
— Cela fait deux hommes, dit Giles. Et chacun d’eux a pu garder rancune à la jeune fille qui l’avait repoussé… Peut-être le premier souffrait-il de quelque déficience… mentale.
— Le Dr Kennedy pourrait nous renseigner sur ce point, fit remarquer Gwenda. Seulement, il sera un peu difficile de lui poser des questions sur ce sujet. Chercher à savoir ce qu’est devenue ma belle-mère – dont je me souviens pourtant à peine –, passe encore ; mais m’informer de ses affaires de cœur ou de ses liaisons antérieures, ça risque d’exiger quelques explications ; parce que cet intérêt peut paraître un peu excessif à propos d’une personne que l’on n’a pratiquement pas connue.
— Il y a probablement d’autres moyens de se renseigner, dit Miss Marple.
— De toute manière, nous sommes en possession de deux « possibilités », fit observer Giles.
— Et nous pouvons, me semble-t-il, en ajouter une troisième. Ce peut n’être qu’une pure hypothèse, mais sans doute justifiée par les événements.
Gwenda et son mari regardèrent la vieille demoiselle avec une légère surprise.
— Ce n’est qu’une simple déduction, reprit Miss Marple en rougissant un peu. Hélène Kennedy était partie pour l’Inde dans l’intention l’épouser le jeune Fane. Même si elle n’en était pas follement amoureuse, elle devait éprouver pour lui une certaine affection, puisqu’elle était prête à passer sa vie à ses côtés. Pourtant, dès qu’elle arrive là-bas, elle rompt son engagement et télégraphie à son frère de lui envoyer l’argent nécessaire pour rentrer en Angleterre. Pourquoi ?
— Elle avait changé d’idée, j’imagine, dit Giles.
Gwenda haussa les épaules.
— Naturellement, dit-elle. Nous le savons. Mais Miss Marple a voulu demander : pourquoi avait-elle changé d’idée ?
— Cela arrive parfois aux jeunes filles.
— Dans certaines circonstances, précisa Miss Marple.
— Évidemment, il a dû se passer quelque chose, reconnut Giles.
— Bien sûr ! dit vivement Gwenda. Un autre homme.
Les deux femmes se regardèrent avec l’assurance de personnes admises au sein d’une franc-maçonnerie dont les hommes étaient exclus.
— Sur le bateau qui l’emmenait aux Indes ! ajouta Gwenda. La rencontre fortuite, puis le clair de lune sur le pont… Seulement, ce devait être sérieux… Pas un simple flirt de voyage.
— Oui, je pense que c’était sérieux, murmura Miss Marple.
— Mais alors, intervint Giles, pourquoi n’a-t-elle pas épousé cet homme ?
— Peut-être ne l’aimait-il pas réellement ? suggéra la jeune femme d’une voix lente.
Puis, secouant doucement la tête :
— Non, je crois que dans ce cas, elle aurait épousé Fane. Mais alors… Mon Dieu, je suis stupide ! Un homme marié, bien sûr !
Elle leva vers Miss Marple un regard triomphant.
— Exactement, dit la vieille demoiselle. C’est bien ainsi que je verrais les choses. Ils sont tombés follement amoureux l’un de l’autre ; mais l’homme était marié – peut-être même avait-il des enfants. Il était probablement honnête, et… les choses ne sont pas allées plus loin.
— Seulement, Hélène ne voulait plus épouser Walter Fane, reprit Gwenda, et elle décide de rentrer en Angleterre. Oui, tout cadre. Et puis, sur le bateau qui la ramenait ici, elle rencontre mon père…
La jeune femme s’interrompit quelques secondes pour réfléchir.
— Elle n’était sûrement pas follement amoureuse de lui ; mais attirée tout de même. Tous les deux étaient malheureux… et ils se sont consolés mutuellement. Mon père lui a parlé de ma mère, et peut-être lui a-t-elle parlé de l’autre homme…
Gwenda se saisit du petit carnet noir et en tourna vivement les pages.
— Oui, bien sûr… Il y avait sûrement quelqu’un… Je le sais… Elle m’en avait vaguement parlé sur le bateau… Quelqu’un qu’elle aimait et ne pouvait épouser. Oui, c’est cela. Hélène et mon père se sentaient semblables, et elle a dû se dire qu’elle pourrait le rendre heureux ; peut-être même a-t-elle cru qu’elle serait heureuse elle aussi, en fin de compte.
Elle s’arrêta encore et adressa un signe de tête à Miss Marple.
— C’est cela ! répéta-t-elle d’un air convaincu.
Giles paraissait légèrement exaspéré.
— Vraiment, Gwenda, tu es en train d’imaginer des tas de choses, et tu prétends ensuite qu’elles se sont réellement passées.
— Elles se sont passées, Giles. Il faut qu’il en soit ainsi. Et nous avons maintenant un troisième personnage qui pourrait être notre X.
— Tu veux dire…
— L’homme marié. Nous ne savons pas comment il était… Il se peut qu’il n’ait pas été du tout l’honnête garçon dont nous parlions tout à l’heure. Peut-être même était-il un peu fou. Il a pu suivre Hélène jusqu’ici.
— Tu viens de nous expliquer qu’il se rendait aux Indes.
— Sans doute. Mais on peut aisément en revenir. C’est ce qu’a fait Walter Fane, un an plus tard. Je n’affirme pas, note bien, que notre inconnu soit revenu ; néanmoins, il représente une autre « possibilité ». Tu voulais savoir quels étaient les hommes qui avaient pu se trouver dans la vie d’Hélène. Eh bien, nous en avons trois : Walter Fane, un jeune homme dont nous ignorons le nom et un homme marié…
— Dont nous ignorons l’existence réelle, compléta Giles.
— Nous trouverons, n’est-ce pas, Miss Marple ?
— Si nous savons nous y prendre, nous pouvons effectivement découvrir beaucoup de choses. Et maintenant, voici ma contribution à l’enquête. Au cours d’une petite conversation dans la boutique du marchand de nouveautés, j’ai appris qu’Edith Pagett, cuisinière à Sainte-Catherine à l’époque qui nous intéresse, habite toujours Dillmouth ! Je crois, Gwenda, qu’il paraîtrait tout à fait naturel que vous désiriez la voir. Elle pourrait peut-être vous raconter certaines choses.
— C’est merveilleux ! s’écria la jeune femme. Et… j’ai aussi une autre idée. Je vais faire un nouveau testament… Ne prends pas cet air soucieux, Giles. Je te léguerai toujours mon argent ; mais c’est Mr. Fane que je vais charger de rédiger le document.
— Gwenda, sois prudente, je t’en prie.
— Faire un testament est une chose tout à fait normale. Et la tactique que j’ai imaginée est parfaite. Je veux voir cet homme, Giles ! Je veux voir à quoi il ressemble et si, à mon avis, il a pu…
Elle laissa sa phrase inachevée.
— Ce qui me surprend, c’est que personne d’autre n’ait répondu à notre annonce. Cette Edith Pagett, par exemple…
Miss Marple hocha la tête.
— À la campagne, les gens mettent longtemps à se décider… Ils sont soupçonneux et aiment à réfléchir avant d’agir.